Le discours de l’oxymore contient sa propre négation, il est capable d’une certaine manière de masquer la réalité du monde. Si ce numéro s’articulait autant autour de sujets politiques, c’est bien la preuve qu’une société se construit et s’organise dans l’opposition. Nous avons voulu un numéro qui donne à voir les événements contradictoires tels que nous les vivons au quotidien. Nous avons voulu accueillir des récits sur les causes de l’immigration, des droits à l’asile, à la ville et au logement, et sur les outils présents pour les défendre. Pour cela, il a fallu rentrer dans le tribunal de Briançon lors du procès des 3+4, habiter le squat du 123 Rue Royale à Bruxelles, reconvertir les friches en Laboratoire Écologique à Noisy-le-Sec ou se balader dans la Cité de la Culture à Tunis. Il a fallu pousser la porte des ateliers de Sensual City Studio et de SILO qui racontent dans deux entretiens leur façon de renouveler la pensée ou de passer à l’action. Nous avons voulu un numéro où les lucioles n’ont pas totalement disparu, dessinant encore dans le noir des images de résistance.
© photos
Chantal Casanova
fig. #5
titre oxymore
2019
190 x 255 mm
160 pages
ISSN
2493-3597
20 €
« La nuit du 21 septembre 1945, je suis mort.» Ainsi débute Le Tombeau des lucioles 1 , film d’animation japonais qui porte à l’écran le combat de deux orphelins pendant la guerre. La scène d'ouverture représente une silhouette fantomatique rougeâtre sur un fond noir, celle du jeune frère observant son propre corps à l’agonie. On retrouve plus tard ces jeux subtils d’apparitions, notamment dans la fabuleuse scène des lucioles, dans l’abri de Seita et Setsuko. Les deux héros réunis dans le noir libèrent des lucioles, créant une lumière qui effleure leurs visages souriants. Peu à peu, les insectes forment des images fantasmagoriques qui dessinent dans le ciel un souvenir de l’enfance de Seita. Dans son pouvoir onirique, le film nous rappelle sans cesse que l’obscure clarté se reflète dans de tous petits vers, que les lucioles 2 sont les témoins de la nuit qui nous entoure. La nuit du 15 avril 2019, Notre-Dame de Paris a été ravagée par un incendie historique. Notre incapacité et notre crainte face à l’extrême amplitude des flammes ont porté au stade du Sublime ce terrible brasier. Si Seita et Setsuko sont en quelque sorte les symboles des victimes innocentes de la guerre, l’incendie de Notre-Dame est celui de notre négligence. Donnons le temps à la cathédrale de renaître de ses cendres si nous ne voulons pas qu’elle se transforme en Notre-Dame de Vinci. Donnons le temps aux pierres de refroidir afin d’envisager des alternatives à la ruine. Ce qu’il faut retenir de cet événement, ce n’est ni l’averse de dons qui l’a suivi, ni celle de propositions impatientes et impertinentes pour la restauration de l’édifice, mais le manque d’anticipation dans la préservation des biens et des services que nous pensons immuables. Le patrimoine n’est pas le seul secteur à lutter pour se faire entendre : ceux de l’écologie, l’accueil des réfugiés, l’éducation et la santé, entre autres, le suivent au pas de course. La réponse des pouvoirs en place ? Une utilisation massive d’oxymores qui procèdent coup par coup à une déréalisation du réel et une manipulation des esprits 3 . Le danger de l’effondrement écologique global n’est-il pas constamment euphémisé par des formules comme le «développement durable» qui s’incrustent dans notre langage courant ? Que dire de « l’immigration choisie », du « délit de solidarité », des « frappes chirurgicales », du « capitalisme régulé » et tant d’autres ? L’idée n’est pas nouvelle, mais elle culmine aujourd’hui dans la marche de certains pouvoirs à déconstruire notre logique. La réunion des contraires entraîne souvent un brouillage des pistes. Elle peut corrompre l’opinion publique et ralentir – voire empêcher – l’émergence de solutions radicales. Cette manipulation étouffe une solidarité déjà en état de suffocation. Nous avons eu le désir de lui redonner un souffle. L’oxymore est le lieu d’un envahissement mutuel entre deux champs incompatibles. Dans la rencontre improbable, le discours qu’il renferme contient sa propre négation, il est capable d’une certaine manière de masquer la réalité du monde. Et si ce numéro s’articule autant autour de sujets politiques, c’est bien la preuve qu’une société se construit et s’organise dans l’opposition. Nous avons voulu un numéro qui donne à voir les événements contradictoires tels que nous les vivons au quotidien. Nous avons voulu accueillir des récits sur les causes de l’immigration, des droits à l’asile, à la ville et au logement, et des outils qu’il existe pour les défendre. Pour cela, il a fallu rentrer dans les tribunaux, assister aux procès, habiter les squats, reconvertir les friches, créer de nouvelles formes de luttes, pousser la porte des ateliers et collectifs qui décident de renouveler la pensée ou de passer à l’action. Somme toute, donner la parole aux personnes qui ont choisi d’écarter les mailles d’un filet de gouvernance trop occupé à capturer les masses. Certains ont fait ce pas de côté qui les a libérés de l’aliénation en agissant au service du bien commun. Nous revenons avec des histoires vécues en France, en Italie, en Belgique, en Tunisie, en Chine et au Japon. Si la contradiction est en mesure de glorifier l’acte architectural, comme le réclamait, déjà de son temps, Robert Venturi 4 , ou d’être le lieu où s’entrechoquent les beautés hérétiques de nos villes, elle est aussi porteuse d’un message politique expressif. Nous avons voulu un numéro où les lucioles n’ont pas totalement disparu, où elles dessinent encore dans le noir des images de résistance.